Pour moi cela fait plus de 50 ans, c’était à VERSAILLES, dans les années 70….. J’étais une enfant… les faits sont prescrits et le prêtre qui m’a abusé est décédé récemment…
Je vivais à VERSAILLES, quartier St LOUIS… J’étais scolarisée à l’école privée catholique du quartier… J’étais une petite fille issue de l’immigration, comme on dit maintenant. Mes parents étaient pauvres et avaient quitté leur pays pour travailler en France et pour que les enfants qui naîtraient de leur union aient une meilleure vie qu’eux. Ils ont travaillé dur pour cela et je les en remercie du fond du cœur…
C’est dans cette optique qu’ils ont fait, malgré leurs faibles ressources, le choix de l’école privée pour moi… Pour que je reçoive une bonne éducation dans la foi catholique..
C’est à l’école primaire que l’abbé Jean-Jacques VILLAINE a abusé de leur fillette…. Régulièrement, pendant les confessions, à l’école même. Il me faisait asseoir sur ses genoux, me caressait le cou, m’embrassait le cou, puis sa main se promenait dans ma culotte… Il me disait que j’étais sa préférée, que je lisais mieux que toutes les autres et qu’il me choisirait pour lire les textes aux célébrations religieuses… Mais c’était un secret, je ne devais le dire à personne….
Alors je ne l’ai dit à personne…. De toutes façons je crois que je n’aurais pas eu les mots pour dire le viol…… J’étais une enfant de 6, 7, 8 etc .. ans…. Cela a duré jusqu’à mes 12 ans….
L’été de mes 8 ans, je suis allée dans le pays d’origine de mes parents pour y faire ma première communion ; ils étaient heureux que cette journée réunisse notre famille restée au pays.
Pour recevoir la 1ère communion, le prêtre de là-bas avait voulu me voir pour vérifier que je connaissais bien mes prières, que j’avais bien reçu l’instruction religieuse pour ce Sacrement. Il m’a reçue seule à 3 reprises. Cela c’est bien passé, il était très gentil, assis en face de moi et me posait ses questions. Je me souviens qu’alors je me disais dans ma naïveté d’enfant « ici ce n’est pas pareil qu’en France, le prêtre n’agit pas pareil, il ne m’a pas mise sur ses genoux, ni fait de bisous ».
Mon institutrice de 8ième avait bien noté que je semblais « moins vivante » (elle l’a noté sur mon carnet de notes), elle a voulu rencontrer mes parents pour parler avec eux ; là encore je n’ai rien dit. Je précise que j’étais une enfant très entourée et choyée par mes parents et que chez nous, tout allait bien. Nous étions très unis et malgré le travail pénible qui était le leur, malgré la pauvreté, l’exil, mes parents étaient très attentifs à leurs deux enfants. Cependant jamais je n’ai trouvé les mots pour dire l’impensable.
Les années scolaires se sont succédé, les mauvais agissements du prêtre aussi. Je suis entrée en 6ième au collège privé catholique en toute confiance, selon le choix de mes parents. L’abbé VILLAINE était un élément important de ce collège. Il avait une assistante qui le suivait partout, lui portait ses affaires, lui préparait ses offices. Il nous réunissait aussi le mercredi après-midi dans la salle paroissiale tout à côté de la cathédrale. Les activités tournaient autour de travaux manuels, de préparation de célébrations. Après les activités, quand les autres petites filles partaient, il m’emmenait chez lui pour que je l’aide à classer ses livres, pour qu’il m’en prête puisqu’il n’y en avait pas chez moi. Il me faisait écouter de la musique classique, ce qui était une découverte pour moi. Et il s’adonnait à ses activités sexuelles sur moi. Je n’ai jamais oublié son haleine, sa respiration, ses gouttes de sueur…(j’écris et j’ai envie de vomir …..)
Il animait aussi la chorale, je n’y allais pas : je chantais faux, terriblement faux….. (Réflexe d’autoprotection très certainement ?)
6ième, 5ième… Préparation de la profession de foi… Retraite de quelques jours hors de chez nous, accompagnées du prêtre et de sa fidèle « assistante ». Je dormais seule dans une chambre, les autres petites filles étaient à 2, nous étions un nombre impair. C’est l’abbé qui avait organisé la distribution des chambres. Il dormait à coté de ma chambre, à un bout du couloir, son assistante était, elle, à l’opposé, à l’autre bout du couloir. Il est entré dans ma chambre la nuit…. Son souffle, son haleine, sa respiration…. Le viol…. (j’ai envie de vomir). Je suis réglée depuis la 6ième, je m’empresse de le lui dire…. (Réflexe de d’autoprotection encore ?)
Voilà c’est décidé, je veux quitter ce collège… Je dois me sauver, sauver ma peau…. Je vais dire à mes parents que je veux aller au collège public….
Contre toute attente, un jour, pendant un cours, la directrice du collège entre dans la classe. Nous nous levons toutes, comme il se doit. Elle annonce d’un ton sec et bref : « Mesdemoiselles, l’Abbé VILLAINE a quitté définitivement le collège hier. Vous pouvez vous rasseoir et reprendre le cours ».
A la récréation, les copines parlent de cela. Je suis seule dans mes pensées : je n’ai jamais rien dit à personne, jamais, donc ce n’est pas à cause de moi qu’il est parti, donc je ne suis pas la seule ? »
Quoiqu’il en soit, je veux partir, j’ai peur du scandale, j’ai honte, je persuade mes parents de me changer de collège, je promets de toujours bien travailler, ils n’ont pas besoin de payer ma scolarité, j’ai reçu l’instruction religieuse qu’ils souhaitaient, ils peuvent me faire confiance….
J’ai quitté le collège privé à la rentrée de 4 ième. J’ai occulté, j’ai beaucoup dormi, le médecin de famille me trouvait dépressive. Je savais que je n’étais pas dépressive, je voulais juste dormir encore et encore pour oublier, pour effacer…..
J’ai grandi, j’ai étudié, je n’ai jamais parlé. Je ne l’ai jamais revu… Pourtant il revenait souvent sur VERSAILLES pour ses activités de chorale, ses concerts. J’ai entendu parler de lui, j’ai esquissé tant de fois des plans intérieurs pour aller le trouver, régler mes comptes avec lui… Je n’en ai jamais eu le courage, trop peur d’avoir honte à sa place sans doute.
J’ai fait ma vie…. Une vie tranquille, calme, avec toujours ce secret que j’ai confié à mon mari.
J’ai occulté au plus profond de moi ce que j’avais vécu, je ne voulais pas autoriser l’abbé à avoir quelque emprise sur ma vie d’adulte, j’allais être désormais plus forte que lui.
En 1995, à la lecture d’un article de magazine, je découvre que l’Abbé officie toujours dans une paroisse des Yvelines. Je réalise alors qu’il est donc toujours en contact avec des enfants. Je me fais un devoir d’aller dénoncer ce dont j’ai été victime auprès de la Brigade des mineurs. Les faits sont prescrits certes, mais je pense surtout à protéger d’autres petites victimes. La policière m’écoute, prend des notes, me croit. Elle va convoquer Jean-Jacques VILLAINE bien que les faits soient prescris. Quelques jours plus tard elle me rappelle, me demande de revenir à la brigade : elle a reçu l’abbé, il a tout nié en bloc. Il a même nié m’avoir jamais rencontrée ! La policière me dit avoir reçu des appels de paroissiennes outrées de cette démarche, des témoignages de personnes qui ne me connaissent pas mais qui répondent des bonnes mœurs de leur prêtre. Mais que savent-elles ces personnes de ce que j’ai vécu, elles ne me connaissent pas…. La policière me redit qu’elle me croit, elle ; qu’elle a vu le malaise dans le regard et dans l’attitude de Jean-Jacques VILLAINE quand elle l’a convoqué.
En 2017, j’ai parlé…
J’ai parlé après que mon père soit décédé, parce que tant qu’il était en vie je ne voulais pas lui imposer ma souffrance d’avoir été une enfant abusée, parce que je ne voulais pas qu’il finisse sa vie dans la tristesse et la colère d’avoir lui-même été trahi dans sa confiance en l’église et en les hommes d’église, parce que je savais que sa foi était pure et que je voulais qu’il la garde intacte puisque cette foi le portait face à la maladie.
Après son décès donc, je me décide à signaler ma situation à la cellule d’écoute des victimes mise en place par l’évêché de VERSAILLES. J’y aurai plusieurs entretiens. Mon objectif est de rencontrer l’abbé et de lui raconter en face à face cette histoire, celle d’une petite fille et d’un homme d’église en qui ses parents avaient toute confiance. Je veux lui dire ma souffrance durant toutes ces années. Il semble qu’il refuse de me rencontrer, j’insiste, je veux le voir, lui parler, s’il refuse, je sais où il réside.
Une rencontre aura lieu à l’EVECHE : il niera me connaître, puis dira ne plus trop se souvenir, puis finalement oui peut-être. Je suis restée très calme, factuelle. A l’évocation de ma part des faits de viol, il refuse de me regarder, m’agresse verbalement, me reproche de lui pourrir la vie. A cause de moi il n’a plus le droit d’officier, « à cause de vous je ne suis plus bon qu’ à dire la messe aux vieux à l’EHPAD et aux handicapés ». Je suis outrée de son mépris vis-à-vis de ces personnes.
Il niera jusqu’au bout… Moi je reste calme, et lui dit qu’il peut nier mais au moins il a entendu ce que j’ai à lui dire : combien, lui, a pourri ma vie (je reprends ses mots), mais que je suis là face à lui, je le regarde en face, moi, je suis là, bien en vie.
Jean-Jacques VILLAINE est décédé l’année dernière.
« Paix à son âme » comme on a coutume de dire ….
Intervention auprès de la CIASE le lundi 03 février 2020
Mon témoignage :
« Celui qui est un scandale pour un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer ».
Ainé d’une famille de quatre enfants, je perds ma maman alors que j’avais 6 ans et demi. Mon papa engage trois gouvernantes successives qui ne remplaceront jamais ma maman et qui ne pourront s’impliquer autant qu’elle malgré toute leur bonne volonté dans notre éducation et dans notre instruction. Je suis donc un enfant fragile aux maigres résultats scolaires, pour ne pas dire mauvais, qui va tomber aux mains d’un prêtre (Michel D.) sans scrupule par rapport à son engagement pour le Christ qu’il est sensé servir. En effet, j’ai douze ans lorsqu’il m’emmène à la piscine de Montbauron à Versailles par un après-midi de vacances de février. Là, dans l’eau, dans la partie la moins profonde du bassin, côté gauche tout près de l’échelle, il me serre contre le mur et place ses mains sur mon ventre qu’il va descendre jusqu’à mon sexe. Je suis très mal à l’aise, mon esprit cherchant à toute vitesse comment me sortir de là, je réalise que son geste ne colle pas avec l’éducation que j’ai reçue, ni à l’enseignement que délivre ce prêtre chaque dimanche à la messe… je ne sais pas ce que je dois faire mais, inconsciemment probablement, je réussis à lui échapper comme une anguille. Sur l’instant, je suis soulagé d’avoir pu mettre un terme à cette agression, mais à partir de ce moment-là, un sentiment de honte ne me lâchera plus jusqu’à mes soixante ans.
Beaucoup me demandent comment n’ai-je pas pu en parler plus tôt ? Cela aurait éviter qu’il délivre le sacrement des malades à mon papa avant qu’il nous quitte. En réalité, c’est d’abord la peur de décevoir ma famille qui plaçait dans ce prêtre une très grande confiance. Et puis je ne répondais pas aux attentes de mon père en matière de résultats scolaires. J’étais un enfant fragile et cela, le prêtre avait bien dû le voir. Et voilà comment une victime d’agression sexuelle passe du sentiment de ne pas vouloir décevoir les siens à la honte. En fait, je culpabilise parce que, n’ayant rien dit, il a continué de tromper la confiance que lui vouait ma famille jusqu’au décès de mon papa. Cela a généré des comportements et des actions inappropriés de ma part à l’égard ma femme, de mes enfants et de ma famille. Même si cette blessure a pu se refermer parce que j’ai appris à me forger une carapace grâce à mon expérience professionnelle, elle s’ouvre parfois et ça fait toujours aussi mal, même quarante-huit ans plus tard.
Comment ai-je réussi à sortir de ce piège ?
J’ai gardé ce secret jusqu’au mois de septembre 2019, jusqu’au jour où mon fils ainé et ma belle-fille me demandent de représenter le parrain de mon petit-fils à la cérémonie de son baptême. Le sens de l’honneur que j’ai acquis durant ma carrière militaire ne fait qu’un tour, je me dis : « cela fait six mois que tu ne vas plus à la messe parce que tu trouves que l’Église n’est plus crédible, et tu vas aller dire à ce baptême que tu crois en Dieu ? Mais tu es un hypocrite ! » Je décide donc de rompre ce secret pour accompagner mon petit-fils la tête haute.
Je pense alors à ce qu’a écrit Saint Marc (Mc9,42), « Celui qui est un scandale pour un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer » et je décide de mener un combat pour répondre à « l’Appel au peuple de Dieu » lancé le 28 août 2018 par le pape, et pour aider les membres du clergé qui n’ont rien à se reprocher à œuvrer pour le renouveau de notre Église.
Mon ressenti :
De grâce, que l’Église se bouge !
Mon rôle aujourd’hui n’est pas de dresser l’inventaire des scandales financiers, abus sexuels, corruption auxquels est mêlée l’Église, la liste serait trop longue, mais de vous dire ce qui inquiète le fidèle que je suis à l’image de milliers d’autres, car rien ni nul ne peut justifier l’existence de ces scandales quel qu’en soit leur nombre, compte tenu de la mission que l’Église s’est donnée.
Le pape Jean-Paul II avait publiquement demandé pardon au nom de l’Église catholique pour toutes les fautes graves commises par des chrétiens. Près de 15 ans après sa mort, force est de constater que rien n’a bougé. Son immobilisme entretient l’omerta qui y règne. Des séminaires, des conférences, des bavardages, des idées, il y en a beaucoup, mais de décisions aucune. J’y vois une profonde incapacité à se remettre en question. Certes, le pape vient de mettre fin au secret pontifical, un premier vrai geste significatif pour aller dans la bonne direction, mais cela est loin, très loin, d’être suffisant pour retrouver toute crédibilité. Si le clergé voulait achever de vider nos églises, il ne s’y prendrait pas autrement.
Je sais bien que le temps de Dieu n’est pas le temps des hommes, mais la victime que je suis aussi ne comprend pas cette inaction. En tous cas, je n’ai pas l’impression que l’Eglise cherche à prendre des mesures fortes. L’image qu’elle me donne est qu’elle va continuer de tourner en rond pendant longtemps encore. Alors de grâce, que l’Eglise se bouge !
Le prêtre ou l’évêque que j’ai en face de moi mérite-t-il toute ma confiance ? Même notre pape François s’est fait abuser sur ce point. Il a nommé parmi le C9 (le conseil des neuf cardinaux) en qui il avait toute confiance un cardinal qui se trouve aujourd’hui incarcéré par la justice australienne.
Mes propositions :
Dépaysement des affaires :
Les quelques modifications qui ont pu survenir à différentes époques ne permettent plus à l’Église de s’adapter et de respirer face aux évolutions de notre société. La justice de l’Église repose sur des textes rédigés avant la fin de l’Ancien régime ! Un évêque détient tous les pouvoirs dans sa main. C’est lui qui ordonne, qui administre et qui juge. Cette organisation des pouvoirs ne le met pas à l’abri de démarches partisanes et cela contribue à l’omerta. On l’a bien vu avec l’affaire Barbarin.
Il faudrait que tous ceux qui doivent être jugés par la justice de l’Église le soient au sein d’un autre diocèse que celui dans lequel les faits se sont déroulés et /ou dans lequel il a été ordonné.
Affectation en paroisse :
Il est très confortable pour un prêtre de pouvoir faire toute sa carrière au sein d’un même diocèse. Sa mutation par un organisme indépendant, d’un diocèse à un autre en fonction des besoins de l’Église, le subordonnera à plusieurs évêques successifs et le rendra plus humble en renforçant sa capacité à de remettre en question.
Féminiser l’Église :
Depuis plusieurs décennies, les femmes ont acquis des droits, des capacités et des responsabilités dans la société. L’Église doit poursuivre son effort de leur donner plus de place. Il ne s’agit pas de les accueillir davantage dans des équipes pastorales ou autres, il s’agit de leur donner des vraies responsabilités dans l’administration du diocèse et non pas des rôles à titre consultatif. Elles y apporteront leur propre sensibilité, un vent nouveau et une aide précieuse pour l’évêque qui doit déléguer. La société n’existe-t-elle pas parce qu’il y a des femmes ?
Instances de contrôle :
L’armée qui a abrité toute ma carrière professionnelle m’a appris à ne pas exclure le contrôle de la confiance. La confiance sans contrôle est la porte ouverte à tous les abus, à toutes les manipulations. Dans nombre d’institutions il existe des instances de contrôles et de recours. Pourquoi l’Église devrait-elle s’en dispenser ? Nul n’est infaillible.
Pour enrichir ma réflexion, il appartient aux évêques d’organiser un brainstorming en invitant fidèles et prêtres à s’y joindre s’ils veulent s’inscrire dans l’esprit de l’Appel au peuple de Dieu.
Je refuse donc de rester les bras croisés, ou pire de les baisser, et de constater avec impuissance que ceux qui ont commis ces choses-là continuent de mener leur vie comme avant, comme s’ils n’avaient rien fait. Cela est IN-SU-PPOR-TABLE.
Alors je suis convaincu qu’un jour des prêtres et des évêques qui n’ont rien à se reprocher se lèveront pour dire « ça suffit, vous qui avez commis ces pêchés avez détruit notre image et vous avez décrédibilisé la mission d’apostolat que nous tenons de Jésus ».
Albéric de Rambures.
Témoignage pour Comme une Mère aimante 30 avril 2020
Je suis née en 1945, aînée d’une fratrie de 4.
Notre père meurt d’une crise cardiaque en juillet 1954 – j’ai à peine 9 ans. Je suis l’aînée. Je vais devenir la confidente des difficultés financières de ma mère et de sa solitude… La vie n’est pas facile à la maison. Nous ne vivons pas dans la misère, mais dans la précarité. Notre mère nous aime profondément, c’est sûr, mais elle est très maladroite, assez culpabilisante. Son Dieu est le « Dieu pervers » dont parle Maurice Bellet.
A l’adolescence, je vais découvrir, dans la Bible, un autre Dieu, qui ne tarde pas à me séduire. A travers la prière des psaumes, la lecture des prophètes, entre autres, la quête de son Visage m’apparaît comme capable de remplir une vie, ma vie. Au cours de ma classe de philo que je vais rencontrer St jean de la Croix et son expérience nocturne de Dieu. Cela me « parle » au cœur. Je suis de plus en plus attirée par ce Dieu invisible et inconnaissable, qu’on rencontre « de nuit ». L’idée du Carmel commence à se formuler en moi, d’abord vaguement, puis, au fil des mois et des années, de façon de plus en plus précise.
Après avoir obtenu mon bac, je m’inscris en fac de lettres pour faire une licence de philo. Je travaille en même temps, à temps partiel, ce qui n’est pas très facile. Et puis je ne crois qu’à moitié à ces études, puisque je veux toujours entrer au Carmel. Ce que je fais, dès ma licence obtenue.
J’entre au Carmel de Boulogne Billancourt le 4 décembre 1966.
Le noviciat : temps de découvertes. Temps de solitude aussi. Je patauge comme je peux dans cette vie, sans beaucoup d’explications. Les temps de rencontre-échange au noviciat ont pour thème généralement un passage du Nouveau Testament – les épitres de St Paul – à partir duquel nous échangeons.
Notre maîtresse des novices, âgée à cette époque de 61 ans, ce qui à mes yeux est presque l’extrême vieillesse, se veut avant tout disciple de Ste Thérèse (d’Avila), et surtout de la Vierge Marie – elle a sa manière à elle, plutôt traditionnelle, de nous présenter ces deux modèles. Et elle met un accent exclusif sur la charité fraternelle, ou ce qu’elle entend par là.
Il est un peu question d’obéissance, beaucoup de pauvreté (pour elle, la pauvreté, c’est « réduire ses besoins »), et jamais de chasteté. Pour elle, la chasteté va de soi et ne présente aucun problème pour des femmes, pense-t-elle et nous dit-elle. A ses yeux, d’ailleurs, je pense que nous sommes des êtres asexués et non des femmes véritables.
Le 11 juin 1967, je reçois l’habit du Carmel. J’en suis heureuse. Ça ne me pose pas de question : je veux continuer cette aventure.
Pour ma communauté non plus, il n’y a pas de question : Sœur Michèle-France est une bonne petite, docile, serviable, assidue à l’oraison.
Notre maîtresse des novices nous répète souvent que pratiquer la pauvreté, c’est réduire ses besoins. Je n’ai pas beaucoup de besoins, mais tout de même quelques besoins alimentaires. Je travaille donc à les réduire. Peu de temps après ma prise d’habit, je cesse d’avoir mes règles. « C’est normal avec le changement de vie et d’habitudes », disent ma maîtresse des novices et la prieure. Cette période d’aménorrhée va durer plus d’un an.
La pauvreté implique aussi de travailler. Je n’ai rien contre, bien sûr. Mais la maîtresse des novices s’est mis en tête, je pense, de m’éprouver par le travail – en tout cas c’est ce qu’elle fait. Je suis de toutes les grosses corvées – normal, je suis jeune, en relativement bonne santé, et je ne me plains jamais. Mère Marie de la Croix prend aussi l’habitude de déposer le soir devant la porte de ma cellule, voisine de la sienne, un paquet de vêtements de poupée, destinés à une entreprise pour laquelle nous travaillons, sur lesquels il faut coudre pressions ou boutons. Quand je suis arrivée à bout du tas, j’en trouve un autre à la porte de ma cellule. Cela ne s’arrête jamais. Je prends donc l’habitude de travailler une partie de la nuit. Marie de la Croix ne semble pas s’en apercevoir. J’en conclus donc qu’il est normal de consacrer une partie de mes nuits à ce travail, et je commence à être vraiment, vraiment fatiguée.
Elle décourage aussi chez moi, chez les autres aussi d’ailleurs, tout désir de lecture. La Bible, à la rigueur. Et Ste Thérèse, bien sûr. Les livres, qu’ils soient de spiritualité ou de théologie, « ne servent à rien », pense-t-elle et me dit-elle. Quant aux livres « profanes », il n’en est même pas question. Je pense maintenant que ça m’aurait pourtant bien détendue d’en lire un de temps en temps.
La descente aux enfers
Petit à petit je descends, je descends vers un lieu obscur où règne un brouillard dense. Un lieu d’absence de tout. Un lieu sans amour, sans refuge. Un lieu infiniment douloureux.
Et jour après jour, la nuit s’épaissit au fond de ma cale. Peu à peu je prends conscience que je suis entrée dans un monde inconnu, où je n’ai aucun repère. Comme j’ai besoin de nommer ce que je vis, je l’assimile à la descente « aux enfers », au séjour des morts, telle que le Credo nous dit que Jésus l’a vécu entre sa mort et sa résurrection.
Durant cette période, je me forge, sous l’influence de notre maîtresse des novices, une image d’un Dieu cruel. Il a sacrifié son propre fils, alors il nous faut suivre le Christ « jusqu’à la mort, et la mort de la croix ». Mais je pense aujourd’hui que l’application pratique du mystère de la croix requiert, de la part des guides spirituels, une grande prudence et intelligence spirituelle, dont Marie de la Croix est totalement dépourvue.
A la fin de mon année de noviciat, je suis admise sans problème à prononcer des vœux pour 3 ans. Quoique déjà bien au fond du trou, je suis convaincue, avec l’aide de ma Maîtresse des novices, que tout cela est une grâce de Dieu, et je suis partante.
Nous sommes le 29 juin 1968.
Je ne sais plus à quel moment, la prieure, Sœur Marie du Carmel, commence à s’inquiéter pour moi. Je suis toujours en aménorrhée. Mon amaigrissement se voit vraiment – j’ai perdu une douzaine de kilos depuis mon arrivée. Sœur Marie commence à s’apercevoir que nier mes besoins intellectuels et m’épuiser de travail comme le fait Sœur Marie de La Croix – qu’elle a eue elle-même jadis comme maîtresse des novices – risque d’aboutir à un désastre humain et spirituel. Elle me fait découvrir les Pères de l’Eglise, quelques livres de théologie – en fait, elle m’ouvre la bibliothèque du monastère, qui devient rapidement pour moi quelque chose comme le paradis terrestre, ce qui ne m’empêche pas de continuer ma quête de Dieu dans l’oraison.
J’arrive à l’expiration de mes vœux temporaires le 29 juin 1971. Pendant les quelques mois qui précèdent, je passe par des hauts et des bas : je pense être à « ma place » au Carmel. Chercher la présence de Dieu dans l’oraison reste mon plus grand, et même unique, désir. Mais je me sens mal dans ma communauté, agitée de mouvements divers. Quoi qu’il en soit, prieure et maîtresse des novices semblent convaincues, encore plus que moi, que ma place est bien au Carmel de Boulogne. Elles me répètent à maintes reprises : « Prononcez vos vœux ; vous verrez, vous irez mieux après. »
Donc je fais confiance, à elles, et surtout, je le crois, à Dieu, et je prononce mes vœux solennels et définitifs – « jusqu’à la mort » – le 2 juillet 1971, entre les mains de Marie de la Croix, qui est redevenue prieure aux dernières élections communautaires.
Malheureusement, après mon engagement définitif, et contrairement aux prévisions de mes supérieures, je ne vais pas mieux du tout. Le soir même, une sorte de chape de plomb me tombe dessus. Je suis dans le noir absolu et j’y cherche à tâtons mon chemin de chaque jour. Tout me pèse. Je me débats comme je peux, avec comme arme unique mon humour parfois décapant, et des remarques pas toujours conformes au politiquement correct d’une communauté carmélitaine. Il paraît que je suis agressive en communauté où j’ai désormais « voix au chapitre ». Tout me fait mal. Je suis devenue très vulnérable. J’ai des idées suicidaires.
Fin août ou début septembre 1971, Marie de la Croix semble prendre conscience de ma détresse. Elle me déclare un jour, lors d’un entretien : « Ma sœur, je pense que vous auriez besoin d’une aide spirituelle extérieure à la communauté. » Je lui dis que je suis d’accord, mais que je ne vois pas qui pourrait me l’apporter, cette aide. C’est Marie de la Croix qui prononce le nom du Père Marie- Dominique Philippe. Je le connais, comme toutes les sœurs : il vient plusieurs fois par an nous donner des conférences sur l’évangile de St Jean. J’aime bien ses conférences. Il accompagne aussi spirituellement quelques sœurs, qu’il rencontre individuellement au parloir après les conférences. La dévotion qu’elles lui portent m’agace un peu.
Marie de la Croix est au courant des tempêtes traversées par les Pères Philippe. Elle me que le Père Thomas, frère du Père Marie-Dominique, a jadis « semé la pagaille dans un Carmel ». Elle ne me dit pas comment – le sait-elle ? D’après elle, « le Père Thomas est allé ensuite faire pénitence dans une Trappe » – sous-entendu : il ne pose plus de problèmes. Et elle ajoute que le Père Marie-Dominique a été sanctionné lui aussi, de manière terriblement injuste selon elle : il a été privé du droit de faire des conférences à des couvents de femmes, et de confesser des femmes pendant deux ans. Il est clair pour elle que le Père Marie-Dominique est un très saint homme, au-dessus de tout soupçon. Je ne saurai jamais ce qu’elle savait exactement.
Donc, elle propose d’écrire au Père Marie-Dominique pour lui demander de m’aider spirituellement. Au point où j’en suis, toute aide sera la bienvenue… Je donne mon accord. Elle lui écrit donc. Elle ne me dit rien du contenu de sa lettre, mais elle doit être très persuasive puisqu’il débarque, une huitaine de jours plus tard à peine, pour me rencontrer.
Ce premier entretien se passe normalement. Il fait preuve d’écoute et de compréhension. Cela me fait du bien. Il me dit qu’il reviendra. Il revient en effet, comme d’habitude, faire des conférences sur St Jean – 4 fois je pense durant l’année 1971-72. Chaque fois, comme d’autres sœurs, j’ai un temps de rencontre avec lui ensuite, au parloir, avec grille entre nous. Rencontres toujours normales jusqu’en juillet 1972. J’apprécie son écoute bienveillante. Cela me fait du bien.
Un dimanche de juillet 1972, il revient.
Quand vient mon tour d’entretien individuel, il me demande d’emblée si je veux bien lui donner ma
main. La grille du parloir a été récemment allégée, ce qui rend un contact possible.
Que veut-il faire de ma main ? Je n’en ai aucune idée, mais je n’attache pas de signification érotique à ce geste, même s’il n’est certainement pas prévu par le droit canon, ni par la règle : même entre sœurs, on évite de se toucher… Mais J’ai 26 ans ; il en a 59. Il a derrière lui 40 ans de vie religieuse dominicaine et d’études philosophiques et théologiques. Il enseigne la philosophie à l’université de Fribourg (en Suisse). C’est un homme d’expérience – et un saint homme, tout mon entourage carmélitain le dit.
Je lui donne ma main droite, et il embrasse pieusement, tendrement semble-t-il, chacun de mes doigts, ce que je trouve à la fois touchant et un peu ridicule. Il veut, me dit-il, « me faire sentir l’amour de jésus pour moi ». Cela me fait plaisir de recevoir ainsi l’assurance que Jésus m’aime, un peu comme un fiancé. C’est dans cet esprit que je suis entrée au Carmel. Le Père, je le considère, lui, comme un père. C’est ainsi qu’on appelle tous les prêtres : « Père »…
Ma capacité de raisonnement se tait devant le Père Marie-Dominique, qui m’a dit, une fois précédente que je ne devais « surtout pas essayer d’analyser » ce qui se passe dans ma vie spirituelle.
Un mois plus tard, il revient, et cette fois il couvre mon visage de baisers et de caresses, toujours « pour me faire sentir l’amour de Jésus pour moi ». Il essaie de m’embrasser sur la bouche. Là, j’ai un mouvement de recul instinctif, qui l’en empêche, et qui le fait sourire : « Ta bouche, je l’embrasse avec mon cœur », me dit-il. « Je t’aime dans le cœur de Jésus. Tu n’as pas à t’inquiéter : je prends tout mais je ne garde rien : tout est pour Lui. »
Il me donne déjà alors une consigne de secret : « Si tu as des doutes, tu m’en parles à moi en premier lieu… et en unique lieu. » Pour le moment, je suis d’une grande naïveté, et des doutes, je n’en ai pas.
Peu à peu, au fil des rencontres toujours espacées de plusieurs mois, cela va plus loin : exploration plus approfondie de nos corps, mains sous nos vêtements : c’est lui qui prend ma main pour la poser sous son propre habit … C’est toujours « Jésus » qui agit à travers lui : il lui prête ses mains – et aussi d’autres parties plus intimes de son corps. Ses mains de prêtre qui célèbre l’eucharistie se posent sur mon corps de plus en plus intimement « pour l’offrir à Jésus ».
Je n’ai pas le droit d’en parler. Je n’ai pas les mots pour en parler : au Carmel, la sexualité est un tabou. On n’en parle jamais. Et puis le Père Marie-Do est « un saint homme », unanimement vénéré. Il a prononcé les mêmes vœux que moi, de chasteté entre autres. Il connaît la théologie, beaucoup mieux que moi. Comment ne pas lui faire confiance ?
Tout de même je continue à souffrir de dépression, de solitude, et, à mon insu bien sûr, cette relation toxique m’empoisonne intérieurement. Parallèlement, d’ailleurs, j’ai un autre sujet d’angoisse : mon devenir dans cette communauté où je me sens de plus en plus mal et dont j’ai refermé moi-même la porte sur moi en prononçant mes vœux, fortement influencée il est vrai par mes « autorités ».
Le 19 août 1974, je quitte le Carmel. C’est la meilleure décision que j’aie prise de toute ma vie. C’est une fuite, décidée un matin vers 9 heures, exécutée à midi, sans concertation préalable avec Marie- Dominique, qui est alors en Afrique.
J’échappe enfin à l’emprise mortifère de mes supérieures du Carmel.
Mais du coup, je vais tomber totalement à la merci du Père Marie-Dominique, qui est resté, dans mon esprit, le représentant de Dieu pour moi.
Les week-ends où il est à Paris, il vient me voir, tard le soir, dans la chambre de bonne que j’occupe au 7e étage d’un immeuble parisien, proche de l’endroit où il loge alors. Je suis totalement sous son emprise, et il peut obtenir de moi ce qu’il veut. Il en profite. Il a tout de même une limite : il substitue à la pénétration pénis-vagin la pénétration pénis-bouche. Il m’a dit qu’il avait « un très grand respect pour ma virginité ». C’est aussi un moyen de contraception, car il ne veut évidemment pas que je tombe enceinte. A moi, évidemment, cela ne procure aucun plaisir. Je dois même surmonter au début un peu de dégoût, puis je m’habitue.
Marie-Dominique se dit « le petit instrument de Jésus ». Il est très persuasif, et je le crois. C’est un grand séducteur. Je suis loin d’être seule à être tombée sous son emprise : il a séduit déjà tout un groupe de ses étudiants de Fribourg qui vont former le 1er noyau de la congrégation St Jean, et qui seront suivis de beaucoup d’autres jeunes hommes et jeunes femmes. Il séduit aussi quelques évêques qui vont lui permettre d’installer des prieurés dans leur diocèse, voire lui en réclamer quand les premiers frères auront été ordonnés prêtres. Il séduit le pape Jean-Paul II.
Donc je crois Marie-Dominique. Je suis persuadée que si je cessais de lui faire confiance, j’en mourrais. Je n’aurais plus personne…
Le Père Thomas Philippe
A la fin juin 1975, le Père Marie-Dominique me suggère d’aller m’installer comme ermite dans le grenier du petit prieuré bénédictin d’Azé récemment fondé par une de ses sœurs – il en a 6, dont 4 moniales. J’arrive donc dans ce prieuré en octobre 1974. Le Père Marie-Do m’a annoncé que le Père Thomas allait venir à Azé, et il souhaite que je le rencontre pour lui parler de la relation qui existe entre lui-même et moi. Jusqu’alors, la consigne était de ne pas parler. Il veut maintenant que je parle au Père Thomas dont il me dit seulement que « c’est un homme qui a beaucoup souffert, et il peut comprendre qu’il existe des choses comme celle-là. » Je me demande seulement vaguement pourquoi, si le Père Marie-Do veut parler au Père Thomas, il a besoin de mon intermédiaire. Mais on ne pose pas de questions au P. Marie-Dominique, ou si on lui en pose, il n’y répond pas.
Le Père Thomas Philippe vient à Azé un jour de novembre 1975. J’ai rendez-vous avec lui après la messe. Je demande à me confesser. Je lui dis que je m’inquiète de l’amour que je porte au Père Marie- Dominique : « j’ai peur de l’aimer trop, de l’aimer mal, de lui faire du mal. » Il me répond que le Père Marie-Dominique lui a parlé aussi. Et que la sexualité est un très grand mystère, dont Dieu peut se servir pour donner ses grâces. Donc il ne désapprouve pas. Il m’encourage. Il m’a rassurée sur marelation avec le Père Marie-Dominique, ce qui m’apporte une certaine paix.
Le Père Thomas est alors un vieux monsieur. Il est né en 1905, il a donc 40 ans de plus que moi : en 1975 il a 70 ans.
En août 1976, il revient à Azé. Il me donne rendez-vous dans sa chambre le soir, alors que les sœurs sont à la chapelle pour l’office du soir.
Il m’invite à m’asseoir près de lui sur le bord de son lit et il m’explique gravement que les parties de nos corps que nous cachons le plus soigneusement, ce qui, dit-il, est très bien, seront au ciel les plus glorifiées. Apparemment, pour lui, nous sommes déjà au ciel puisqu’il se met en devoir de se déshabiller et m’invite à faire de même. Bien que ce gros vieux monsieur pas trop propre n’ait vraiment rien d’un Don Juan, je suis subjuguée, fascinée, et je m’exécute. Je suis dans un état second, j’ai perdu tout sens critique. Que ce serait-il passé si je m’étais enfuie ? si j’avais crié ? Je ne sais pas – ce n’aurait sans doute pas été facile, car la maison dans laquelle je vis alors est sous l’autorité d’une sœur biologique des deux Pères Philippe. M’aurait-elle chassée ? Je pense que c’est possible. Mais la vérité est que je ne pense même pas à m’enfuir : Thomas Philippe est là et je n’existe plus.
Il me fait étendre sur son lit et se couche sur moi. Je m’enfonce sous son poids dans le matelas trop mou et j’ai du mal à respirer, ce qui me met physiquement dans un grand état d’angoisse. Puis il se met à ramper en arrière. Il est toujours sur moi, mais ma tête est dégagée et je peux respirer – soulagement. Sa tête se retrouve entre mes jambes et il se met alors à me lécher, très intimement. Cela dure, un peu, je ne sais pas bien, car je perds le sens du temps. Après quoi il se relève. Moi aussi. Nous nous rhabillons. Lui sommairement, car après il va se recoucher. Moi, complètement, pour regagner le grenier où je vis depuis que je suis à Azé. Il met des mots sur ce qu’il vient de me faire vivre : ce sont les mêmes grâces que vivaient Marie et Jésus durant leur vie terrestre, de très grandes grâces… Il me demande aussi de ne pas parler au Père Marie-Do de ce qui vient de se passer, car « le Père Marie-Dominique risquerait de penser que le père Thomas va un peu trop loin… » Me voilà donc enfermée dans un double silence. Je regagne mon grenier, et comme je suis épuisée par ma journée de travail et de prière (je suis debout depuis 4h1/2 du matin), je m’endors aussitôt.
Le lendemain matin, je rencontre dans la cour le Père Thomas. M’apercevant, il vient vers moi et me fait cette déclaration inoubliable : « Après ton départ, j’ai très bien dormi : le corps était satisfait. » Non pas « je », mais « le corps ». Je trouve cette façon de parler bizarre. Le Père Thomas n’est donc qu’un corps ? Mais mon étonnement dégringole et va se réfugier au plus profond de ma mémoire d’où il émergera bien des années plus tard. D’ailleurs le Père Thomas repart le jour même. Et la vie à Azé reprend comme avant.
Fin de l’année 1976 : à cette époque mes 3 années d’exclaustration vont bientôt se terminer, et je m’interroge sur mon devenir.
En janvier 1977, je reçois une lettre de Marie-Do, que j’avais bien sûr mis au courant de mes interrogations. Il me suggère de regarder du côté de l’Arche de Trosly, où se trouve le Père Thomas : « Peut-être que là il y aurait un lieu pour toi, proche de la communauté sans être dedans. »
Je passe sur les détails. Le Père Thomas est prêt à m’accueillir dans l’orbite du foyer de la Ferme, qu’il a fondé « au cœur de l’Arche » pour être un lieu de prière et d’accueil, où il peut dispenser à son aise ses « grâces mystiques ». J’arrive à Trosly, dans une maison qu’il a trouvée pour moi, fin février 1977.
Une routine s’instaure dans nos relations : tous les 15 jours environ, je dois l’attendre le soir dans la chapelle où il vient me chercher quand il a terminé avec tous ses visiteurs, c’est-à-dire vraiment tard, autour de minuit. Il sort de son logement, situé en face de la chapelle, de l’autre côté du cloître, par la porte de derrière, et c’est par là aussi qu’il me fait entrer, directement dans le coin « chambre », qui d’ailleurs n’est séparé du bureau où le Père reçoit que par une armoire. D’ailleurs, dans son bureau, lePère Thomas accueille ses visiteurs sur un canapé à deux places, sur lequel il invite son interlocuteur ou -trice – à prendre place à ses côtés, ce qui facilite les gestes de « tendresse paternelle », ou plus s’il sent qu’il peut aller plus loin sans prendre trop de risques.
M’ayant fait entrer, il me dirige vers son lit pour des ébats semblables à ceux qu’il m’a fait connaître à Azé… Il m’apprend ce qu’il attend de moi : caresser son sexe jusqu’à ce qu’il arrive à l’orgasme – il prend souvent mes mains dans les siennes pour mieux m’indiquer la marche à suivre. Ou bien le prendre dans ma bouche, jusqu’à obtention du même résultat. De toute manière, cela se termine toujours dans ma bouche. Il aime aussi m’allonger sur lui, tête bêche. Il commence généralement par introduire sa langue dans mon intimité. Il me dira d’ailleurs, après la première de ces expériences : « Jésus est si content de ta simplicité et de ton humilité… »
« Jésus est content » de ce que me fait le Père Thomas… Aujourd’hui, il me semble que ces mots sont le plus grand mal que cet homme m’ait fait : il s’arroge la place de Dieu, de ce Jésus qu’il prétend servir. Et il insiste bien sur le fait que c’est en tant qu’il est « Son prêtre » qu’il fait ce qu’il fait, avec ses mains consacrées… Ces commentaires sont manifestement destinés à me rassurer, à renforcer ma confiance en lui et son emprise sur moi, et cela fonctionne. J’ai perdu tout sens critique. D’ailleurs, il m’a dit à Azé qu’il prenait sur lui toute la responsabilité au cas où il y aurait dans ces « grâces mystiques » quelque chose de répréhensible…
Je me confesse aux Pères Thomas et Marie-Do, régulièrement. Je reste muette avec les deux, car cette « chose » énorme qui existe entre nous, et dont il m’est interdit de parler, bloque toute autre parole. Tous deux, sans sourciller, m’invitent à demander pardon de mes manques de foi, d’espérance et d’amour, ce à quoi j’acquiesce silencieusement. Et ils me donnent l’absolution.
Je suis déjà privée de ma liberté. Les « Pères » ont autorité. Ma volonté leur appartient. Je ne sais plus très bien qui je suis. C’est douloureux souvent. Il y a beaucoup d’angoisse. Où est Dieu là-dedans ? est- il encore présent ? Je ne sais pas. Je n’ai personne à qui parler – je veux dire vraiment parler.
Il faudra de longues années, le témoignage d’une amie plus âgée, elle aussi abusée sexuellement par le Père Thomas, et la disparition de ces deux hommes, pour que « je » commence à exister à nouveau hors du chaos, hors de leur emprise spirituellement incestueuse. D’ailleurs en 1991, déjà très âgé et diminué intellectuellement, le Père Thomas quitte la Ferme de Trosly pour St Jodard où il va vivre ses dernières années auprès du Père Marie-Dominique. Il meurt début février 1993. Je n’irai pas à ses obsèques grandioses à Trosly. Je suis déjà libérée de son emprise, mais pas encore tout à fait de celle du Père Marie-Dominique. Néanmoins le processus est enclenché, et en 1997 ou 1998 j’écris au P. Marie-Dominique que je ne viendrai plus le voir. Notre relation m’apparaît de plus en plus comme une coquille vide, dépourvue de sens.
Le successeur de Thomas Philippe comme ministre pastoral de l’Arche de Trosly est le Père G.A. un ancien assistant devenu prêtre. Il est aussi curé de la paroisse. Je ne supporte plus, non plus, ses homélies quotidiennes à la messe communautaire. Il imite les deux Pères Philippe et je trouve qu’il prend le pire de chacun. Cela donne une mixture que je trouve imbuvable. Je décide alors de rompre avec l’Eglise et de me passer désormais d’Eucharistie et de sacrements.
Commence alors pour moi une période de grande paix intérieure. J’ai quitté l’Eglise visible. J’en éprouve un grand soulagement, une grande libération.
Ma foi en Dieu est restée intacte. Dieu est depuis très longtemps, au moins depuis mon adolescence, le fondement de mon existence, l’Interlocuteur par excellence, le Tu qui me fait exister en tant que Je. Ma relation avec Lui, qui avait été gravement perturbée par mes deux abuseurs, se restaure peu à peu.
Mais les abus du Père Thomas, commis au nom de Jésus et de Marie, m’ont ôté toute foi dans le mystère de l’Incarnation. Je ne peux plus regarder Marie sa mère. Jésus reste pour moi un prophète, un grand prophète, l’homme des Béatitudes, celui à qui l’hypocrisie de l’establishment religieux de son temps inspire de grandes colères. Il n’est pour moi rien de plus. La « jésulâtrie » qui règne à l’Arche m’insupporte. On ne parle que de « Jésus », jamais de Dieu Père, rarement, très rarement de l’Esprit Saint (le jour de la Pentecôte… et encore, c’est « l’Esprit de Jésus »).
Quand je prends un repas dans un foyer, je ne peux plus dire avec les autres la « prière de l’Arche », adressée principalement à Marie : je me tais. Le Notre Père, au contraire, ne me pose aucun problème : je continue à le prier, seule comme en communauté.
Je continue à lire le 1er testament – beaucoup moins le second dont les deux Pères Philippe m’ont fermé l’accès.
En juillet 2007, en réponse au questionnement de l’ancien responsable de la gestion à l’Arche de Trosly, désormais retraité, qui m’interroge à tout hasard sur le secret qui entoure la période d’éloignement du Père Thomas Philippe entre son départ précipité de l’Eau Vive en 1952 et son installation à Trosly en 1963, je vais parler pour la première fois du comportement sexuel du P. Thomas.
Et ce n’est pas facile de « parler », à cette époque où nul ne parle des abus sexuels du clergé, et dans cette communauté où le Père Thomas est vénéré. Je demande à mon interlocuteur de garder ces informations pour lui, ce qu’il fait. En effet, je suis soulagée de lui avoir parlé, mais je ne suis pas encore prête à parler publiquement. Je suis sûre qu’un certain nombre de victimes du Père Thomas sont encore persuadées d’avoir reçu par lui des grâces mystiques, et surtout j’ai la certitude que Jean Vanierdéploierait toute son autorité pour étouffer ces révélations. Je ne me sens pas de taille à affronter Jean Vanier. Et je crains, si je deviens la méchante dénonciatrice de ce que personne n’a voulu voir pendant plus de 40 ans, de perdre mon travail, avec peu de chances d’en retrouver à l’âge qui est le mien.
Pendant les mois et les années qui suivent, je continue mon chemin à l’Arche, tant bien que mal, avec des joies, mais aussi parfois de grandes colères (qui restent intérieures) lorsque je constate, à mes dépens et aux dépens de collègues, voire même de personnes porteuses de handicaps, que l’étiquette de l’Arche : souci des plus fragiles, miséricorde, etc. est loin de toujours correspondre à la réalité vécue.
En mai 2013, l’ami à qui j’avais parlé des abus du P. Thomas me communique un numéro de la revue Golias, qui porte en couverture le titre : « Sept ans après sa mort, révélations sur les mœurs cachées du Père M.D. Philippe, fondateur de la famille St Jean ».
Cet ami me demande ce que j’en pense. Je lui dis alors que j’ai été moi-même abusée sexuellement pendant des années par le Père Marie-Dominique avant de l’être par le Père Thomas, et ce plusieurs années avant la fondation des communautés St Jean.
Les masques commencent à tomber, et cela me fait du bien, car peu à peu je réalise l’étendue et la profondeur du mal que m’ont fait les deux Pères Philippe, et c’est infiniment douloureux.
Environ une année après, au printemps 2014, j’apprends qu’un couple de victimes de Thomas PHILIPPE, Joanna et Pierre, essaie aussi de parler au moins depuis 2011– à Jean Vanier entre autres. Joanna a été abusée gravement par Thomas Philippe, avant son mariage, et aussi après. Je les ai connus jadis tous les deux à Trosly.
Je comprends que le moment est venu, pour moi aussi, de parler. J’envoie mon témoignage écrit, en juin 2014, au responsable de l’Arche Internationale.
Au vu de ces deux témoignages, celui de Joanna et Pierre et le mien, et en accord avec Mgr d’Ornellas, évêque « accompagnateur » de l’Arche, une enquête canonique est diligentée.
Les conclusions de cette enquête arrivent à la fin du mois de mars 2015. Afin de préserver l’anonymat des victimes, il n’est donné qu’un résumé :
« A la demande de l’Eglise et de l’Arche, le père M., dominicain, a procédé à l’audition de 14 témoins rapportant des faits dont ils avaient été directement victimes ou des faits de victimes qui leur en ont fait la confidence, faits commis par le père Thomas PHILIPPE, dominicain, décédé le 4 février 1993.
Il ressort de ces témoignages concordants et sincères ceci : le père Thomas PHILIPPE a eu des agissements sexuels sur des femmes majeures, par lesquels il disait rechercher et communiquer une expérience mystique ; ils sont pourtant gravement contraires aux vœux religieux qu’il avait prononcés ainsi qu’à la discipline et à la morale enseignées par l’Église ; ils attestent une emprise psychologique et spirituelle sur ces femmes auxquelles il demandait le silence car, selon lui, cela correspondait à des « grâces particulières » que personne ne pouvait comprendre. Quel que soit le bien que le père Thomas PHILIPPE a pu faire et dont beaucoup lui sont reconnaissants, ces agissements et leur justification montrent une conscience faussée qui a fait plusieurs victimes connues et sans doute inconnues, auxquelles il faut rendre justice. »
Ce que cela m’a coûté
Revisiter son passé, quand on a été pendant des années séduit et trompé, et abusé jusque dans son intimité, c’est très douloureux. C’est encore plus douloureux d’en parler, de s’exposer à l’incrédulité, à l’incompréhension, à l’hostilité de ceux dont on vient bouleverser le petit univers spirituel bien rangé….
Parler, cela implique de traverser la vallée de l’ombre de la mort. On y côtoie des précipices. On y rencontre des monstres. Toutes les blessures anciennes remontent, se rouvrent.
Le fait pour moi de vivre si proche de la communauté où ont eu lieu les abus, et où personne ne semble se rendre compte de ce que vivent les victimes de Thomas PHILIPPE, est très douloureux.
Cependant, dans cette période douloureuse, le Christ Jésus va de nouveau rentrer dans ma vie, et je vais retrouver le chemin de l’église (douloureusement souvent, car les responsables de cette église, le plus souvent, vous ignorent), et des sacrements.
La vérité fait son chemin peu à peu. Je comprends maintenant pourquoi l’attitude de jean Vanier par rapport à la révélation des abus du P. Thomas est restée jusqu’au bout aussi ambiguë.
Je rencontre aussi, à travers mes divers témoignages ou dans des rencontres concrètes, d’autres personnes victimes d’abus dans le cadre de l’église. Cela me fait du bien de découvrir que mes diverses prises de parole ont pu en aider d’autres. Et la solidarité entre « survivant-e-s » (je préfère ce mot à « victimes » est aussi une grâce.